Des couleurs, à côté de la mousse

Ce texte à été publié dans le magazine “Biolinéaires” en 2014.


Vers la fin du 19e siècle l’histoire du savon se poursuit par un détour : notamment par la voie de la teinturerie. Nous l’avons oublié, mais une belle majorité des teintures étaient encore végétales. La mauvéine – dérivé d’aniline et première matière colorante de synthèse – ne date que de 1856. En 1878, Adolphe von Bayer réalisait sa première synthèse d’indigo, la matière qui donne la couleur à nos blue jeans. Mais encore en 1898 on produisait 19.000 tonnes d’indigo végétal.

Et puis il y avait aussi la garance.

Rouge Turc

Une des couleurs typiques du 17e au 19e siècle était en effet le Rouge Turc, couleur obtenue avec un extrait des racines de la garance (Rubia tinctorum), qui est d’un très joli rouge brique. La teinturerie Européenne s’était donné beaucoup de peine pour dévoiler les secrets de production de cette couleur, en Turquie et aux Indes. Un des principaux problèmes techniques était l’impossibilité d’avoir une teinture rouge Turc vraiment égale; les solutions imparfaites de vrai savon dans de l’eau dure ne le permettaient pas. Cette faible solubilité gêne fortement le contact et la formation du lien entre la fibre textile et la matière tinctoriale.
Il faut mettre en évidence le rôle que joua le savant français Eugène Chevreul dans les développements ultérieurs : déjà en 1823 il étudia et décrit les procès chimiques qui se déroulent lors de la saponification.

L’astuce découverte en 1834 par le chimiste allemand Friedlieb Runge était d’utiliser ce qu’on appelait en France « l’huile tournante », issue d’une réaction entre l’huile d’olive et l’acide sulfurique. Cette huile, devenue très bien soluble dans l’eau calcaire, et peu sensible à ce calcaire, permettait enfin des teintures de garance égales. Pour des raisons de prix, l’huile d’olive a été remplacée plus tard par l’huile de ricin.

Une telle matière, qui peut réduire considérablement la tension de surface de l’eau, est appelé un tensioactif. Pour être bien clair : le vrai savon est donc, lui aussi, un tensioactif. Les tensioactifs sont en mesure d’augmenter la faculté mouillante de l’eau et de promouvoir un contact intense entre les substances présentes. Les tensioactifs sont les matières essentielles pour la fabrication des détergents, ce sont les chevaux de labour. Mais ce ne sont pas les tensioactifs eux-mêmes qui lavent et nettoient, c’est l’eau, modifiée, elle, par l’addition de tensioactifs.

Le précurseur

« L’huile tournante » était le précurseur des tensioactifs actuels qui ont quasiment remplacés le vrai savon. Quand on dissout du vrai savon dans une eau dure, on remarque immédiatement sa réaction problématique : il se forme comme un lait opaque et ils se produisent les dépôts qu’on connaît comme « savon calcaire » ou « tartre ». Après un nombre de lavages cela va générer le redouté « voile gris » à la surface du linge, qui lui donne un aspect terne, un toucher gras et une odeur fade. Pour remédier à cela, et pour enlever la nécessité de mettre le linge à blanchir au soleil, le produit Persil® fit son entrée au marché en 1907. La base en était toujours du vrai savon, mais avec des additions de PERborate et de SILicates, deux matières minérales ; d’où le nom Per-Sil.

La première guerre mondiale causait en Europe une grave pénurie au niveau des matières premières végétales et animales. Les recherches s’empressaient dès lors de substituer ces matières par celles issues du minéral – voire du fossile : le pétrole. Ce n’est pas pour rien qu’on a surnommé cette guerre la « Guerre Chimique ».

Le chercheur allemand Fritz Günter de BASF, à la recherche d’un substitut pour la glycérine, trouva en 1916 plutôt par hasard le premier tensioactif de synthèse qui pouvait remplacer le savon : le sulfonate de naftalène. Il formait la base lavante d’une lessive du nom de Nekal®, apparue dans le marché européen en 1924.

Un des premiers produits de grande consommation du marché américain, contenant un tensioactif de synthèse, s’appelait Dreft® et vit le jour en 1933.

Le crépuscule du savon

A partir de l’entre-guerre, mais en Europe dans les années qui suivirent l’armistice de 1945, le savon était petit à petit repoussé par des tensioactifs nouvellement développés, non plus à partir d’huiles végétales ou animales, mais à partir du pétrole. Ce développement avait plusieurs causes. D’une part il y avait la quasi disparition de l’eau de pluie (douce) pour le lavage, remplacée par l’eau de ville (dure). D’autre part, il y avait l’apparition des fibres de synthèse, comme le nylon, qui vont graduellement remplacer le chanvre, le lin et le coton.
Peu de personnes s’en sont conscientes, mais le le vrai savon fonctionne très mal comme tensioactif pour le lavage des matières de synthèse. Il ne s’agit pas là d’une question philosophique, c’est un banal fait physico-chimique, lié à la charge électrique des molécules. Le vrai savon est un tensioactif de la famille des anioniques (à ions négatifs), et pour les matières de synthèse il faut un tensioactif de la famille des non-ioniques (à ions neutres, sans charge). On reviendra plus en détail aux différentes familles de tensioactifs, pour le moment il suffit de savoir que la majorité des matières de synthèse modernes, aussi bien les fibres que les plastics de tout genre, ne s’entendent pas du tout, techniquement parlant, avec le vrai savon.

Malheureusement, pas mal d’activistes environnementaux se sont mis – de bonne foi, il faut le reconnaître – à promouvoir le vrai savon comme le seul tensioactif « vert » ou « naturel », comme le tensioactif environnemental par excellence. Dans le contexte des années 1960 du siècle passé c’est tout à fait compréhensible. Les moins jeunes entre nous se rappelleront les montagnes de mousse qui se formaient sur les cours d’eau et aux écluses, parce que les tensioactifs pétrochimiques utilisés de ce temps-là ne se désintégraient pas suffisamment vite. Ce n’est qu’en 1972 que, suite à ces événements qui ont causés des morts, la législation internationale sur la biodégradation des tensioactifs s’est mise en place.

Les producteurs qui offraient, à partir des années 1980, des lessives et nettoyants « verts » se sont fait crucifier quand ils n’utilisaient pas du vrai savon comme base. Après, ils se sont fait crucifier une deuxième fois parce que leurs produits donnaient des résultats insatisfaisants. Une minorité de producteurs en a même fait un cheval de bataille et mène toujours comme une croisade contre tout ce qui n’est pas du vrai savon.

Petites suggestions

  • Consultez l’information technique et les étiquettes des détergents que vous mettez en vente. Vous saurez si le produit en question est compatible avec les matières de synthèse ; un produit uniquement à base de vrai savon ne le sera pas.

  • Tout producteur de détergents (donc également les conventionnels) a l’obligation légale d’afficher toutes les matières premières, en code INCI, et en ordre d’importance descendant. La grande majorité des producteurs le fait à son site web.